Tantôt jugée brutale, d'autres fois expéditive, froide... L'annonce d'un handicap est un moment clé qui peut profondément marquer le parcours de vie. Pour les personnes concernées comme pour leurs proches, ce verdict agit souvent comme un choc, « une effraction psychique », selon Hélène Romano, docteure en psychopathologie. Derrière le mot « diagnostic » se cache un basculement intime, existentiel, parfois traumatique. « L'annonce fracture la continuité de vie. Elle confronte à une réalité inintelligible, à une forme de mort symbolique, alerte-elle. Plus le niveau d'inintelligibilité est fort - autrement dit, moins on s'y attend, comme après un accident -, plus l'impact traumatique est violent. » Pourtant, malgré la puissance émotionnelle de cet instant, rares sont les professionnels de santé à y être véritablement préparés.
Absence de formation sur la dimension psychologique
« Ils ne sont pas formés sur la dimension psychologique », déclare, sans détour, le docteur Romano. Selon elle, la quasi-totalité des médecins et soignants apprennent à poser des diagnostics… mais pas à les annoncer. « Il n'y a pas un seul cours au sein de leur cursus sur la manière d'agir avec ces patients ou leurs parents lors de ce moment charnière. Pendant très longtemps, ces annonces n'étaient pas considérées comme faisant partie du parcours de soin », regrette la psychothérapeuthe qui milite pour l'intégration d'une formation dédiée dans le cursus initial de tous les professionnels de santé concernés. Jean-Philippe Cobbaut, professeur d'éthique médicale à l'Université Catholique de Lille, dresse le même constat. « Les choses ont néanmoins beaucoup évolué ces dernières années, estime-t-il. L'enseignement sur ces questions est plus présent et les formes d'enseignement et de formation se sont diversifiées. »
La nécessité de prendre le temps
« L'annonce est d'une importance capitale, martèle ce directeur du centre d'éthique médicale. Elle constitue le vecteur par lequel le traumatisme va prendre corps. » Le ton, la formulation, la posture, les mimiques, le regard, le cadre, l'écoute... chaque détail compte. Quelques bonnes pratiques ? Un lieu calme, deux professionnels présents, de l'écoute, un langage accessible et, surtout, ne jamais réduire la personne à son diagnostic. Autre élément essentiel, selon les deux spécialistes : « prendre le temps ». Or beaucoup de médecins disent en manquer.
Une tarification à l'acte qui biaise la relation de soin
Pour Hélène Romano, la tarification à l'acte (T2A) y est pour beaucoup. Ce système valorise chaque geste technique (prise de sang, perfusion, pansement). Résultat : une infirmière qui réalise quatre soins à l'heure est considérée comme « rentable ». Celle qui prend le temps de rassurer un patient anxieux ou d'accompagner une personne âgée désorientée ne l'est pas. « Le temps d'écoute n'est pas coté, il ne rapporte rien, déplore-t-elle. La logique de rentabilité biaise la relation de soin. » « Même l'évaluation de la douleur est devenue un acte chiffré. Mais, parfois, on laisse les patients avec leur note sans forcément agir », illustre le Dr Romano avec amertume. Ce modèle met, selon elle, en péril la qualité de la relation humaine, pourtant essentielle dans les annonces difficiles.
Les recommandations de la HAS
En complément, la Haute autorité de santé (HAS) formule des recommandations pour l'annonce des maladies graves, avec la volonté de placer le patient au centre de cette démarche. Maîtres-mots ? Respect et efficacité. Première étape : la préparation de l'annonce. Il s'agit de planifier le moment et le lieu de l'annonce, de s'assurer de la disponibilité du patient et de prévoir un temps suffisant pour l'entretien. Lors de l'annonce, le professionnel de santé doit utiliser un langage clair, éviter le jargon médical et s'assurer de la compréhension du patient. Enfin, après l'annonce, un suivi doit être mis en place pour répondre aux questions du patient, l'aider à intégrer l'information et organiser les étapes suivantes de la prise en charge. Mais ces recommandations restent peu appliquées, notamment dans les formations initiales. Et lorsqu'une formation est proposée, elle relève souvent de l'initiative locale.
L'impact sur l'acceptation du handicap
Les conséquences d'une annonce mal menée sont profondes. « Les gens s'en rappellent des années après, alerte Hélène Romano. Et cela peut ternir, sur le long terme, la confiance dans le corps médical, la confiance en soi et, certaines fois, en l'Autre, si ce médecin a été conseillé par un proche par exemple. » Elle a également un impact non négligeable sur l'acceptation du handicap, la tolérance à la douleur et éventuellement la rééducation et l'adhésion aux traitements. En tant que psychologue auprès des personnes victimes des attentats du Bataclan, elle a constaté que celles qui parvenaient le mieux « à s'approprier les prothèses étaient celles qui avaient reçu une annonce dans les meilleures formes et établi un lien de confiance avec leur 'auteur' ». « La différence avec ceux qui avaient hérité d'une annonce à la va-vite, pas du tout dans les règles de l'art, était assez impressionnante ! »
Le mensonge et la minimisation à bannir !
Les principales erreurs à éviter ? Le mensonge, le manque de transparence, de franchise. Hélène Romano évoque par exemple des parents qui découvrent les amputations progressives de leur fille, ayant reçu un morceau de mur sur le pied, sans jamais avoir été informés de la gravité de la situation. « Le médecin ne voulait pas aborder la question du handicap. À chaque visite, les parents voyaient un bout de jambe en moins. » Mais « les soignants ne mentent pas pour faire du mal, bien souvent c'est pour se protéger parce qu'ils ne savent pas comment gérer la douleur, la tristesse, le désarroi voire la panique de leurs patients...», assure cette spécialiste du psychotraumatisme. Alors, certains fuient les émotions, d'autres minimisent les faits pour amortir le choc. La banalisation et l'esquive aussi, on oublie ! À bannir : le fameux « ça va aller, c'est pas grave ! » « Si, c'est grave, et il faut pouvoir le dire pour ensuite pouvoir avancer. »
Co-construire l'annonce : une approche plus humaine
D'ailleurs, faut-il tout dire ? Oui, mais avec discernement. « Il ne faut pas mentir, mais il faut s'ajuster », résume Hélène Romano. L'idée n'est pas de livrer une vérité brute, mais de la partager avec précaution, en fonction de la capacité de la personne à l'accueillir. Selon cette psychologue clinicienne, une question simple peut ouvrir le dialogue et révéler les attentes du patient : « Souhaitez-vous que je vous en dise plus maintenant ? » Certains répondent oui, d'autres reconnaissent qu'en état de choc, ils ne pourront pas assimiler l'information. « Il y a des adultes qui sont capables d'entendre qu'ils ne marcheront plus jamais, et d'autres qui n'ont pas la capacité physique ou émotionnelle à ce moment-là, observe-t-elle. Il faut savoir s'adapter à chaque patient, notamment en fonction du handicap annoncé. »
Jean-Philippe Cobbaut plaide pour une approche collaborative, où chaque personne concernée est pleinement impliquée. « Il faut co-construire non seulement le diagnostic à partir de constats partagés, mais aussi la relation qui permettra à cette annonce d'exister. Cela inclut les parents, mais aussi la fratrie. Il ne s'agit pas simplement de transmettre une information, mais de construire un cheminement ensemble. »
Former, accompagner, débriefer : une éthique collective
Pour combler ces lacunes, le professeur Cobbaut encourage les soignants à recourir à des exercices de simulation. À la Faculté de médecine de Lille, les étudiants s'entraînent à annoncer un diagnostic en conditions quasi réelles avec des enregistrements vidéo. « C'est une pédagogie très puissante, qui peut s'accompagner d'un processus d'auto-confrontation afin d'analyser ses mots, sa posture, ses silences et la relation instaurée avec les patients et leurs proches », détaille-t-il. Une manière concrète de se former non seulement à parler, mais surtout à écouter, « à s'ajuster, à humaniser ». Mais, pour le professeur, cette formation ne doit pas rester ponctuelle : « Il faut que l'apprentissage se poursuive tout au long de la vie professionnelle. » Il plaide pour un « travail collectif d'éthique clinique contextuelle », au sein duquel les soignants pourraient débriefer les annonces difficiles, analyser ensemble les erreurs et construire une culture du soin plus attentive et respectueuse. « La complexification des savoirs et des techniques médicales nous oblige à réfléchir, en équipe, à la manière dont on construit les relations de soin. »
L'annonce d'un diagnostic de handicap n'est pas un acte secondaire. C'est un moment de vérité, souvent douloureux, qui engage profondément la relation soignant-soigné. Pour qu'il soit vécu avec respect, humanité et justesse, ce moment doit être pensé, préparé, enseigné et adapté. « Ça ne prend pas des heures, conclut Hélène Romano. Juste quelques minutes de plus. Mais ça change tout. »
© Studioroman / Canva