Livre "Voir sans voir" : la cécité sous un autre jour

Et si la cécité n'était pas une "tragédie" mais un autre rapport au monde ? Dans Voir sans voir, Selina Mills mêle récit personnel et enquête culturelle pour déconstruire les stéréotypes. Un livre lumineux pour voir la cécité sous un autre jour.

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Portrait de Sélina Mills assise dans une bibliothèque.

« Bizarrement, en tant que société, nous accordons à la cécité un caractère bien plus dramatique que cette condition physique ne le mérite peut-être. » Quand Selina Mills apprend qu'une cataracte lui ôtera bientôt le peu de vision qu'il lui reste, une peur ancienne remonte à la surface. Pas seulement la sienne, mais celle que nous partageons tous : la peur du noir, du vide. De l'oubli ? Pourtant, ce n'est pas le noir qu'elle explore dans Voir sans voir, mais tout ce qu'il contient de lumière.

Cette journaliste britannique, malvoyante de naissance, décide d'explorer les racines des stéréotypes sur la cécité. Ce qu'on croit voir, ce qu'on refuse de regarder, ce qu'on projette à la place. Le résultat ? Un essai touchant, drôle et lumineux, mêlant anecdotes personnelles et analyse sur notre rapport au corps, aux sens, à la norme. Un livre pour apprendre à voir autrement, paru le 2 septembre 2025 aux éditions Les Pérégrines – disponible en audio et en grands caractères aux éditions Voir de près.

Un squelette aveugle de 50 000 ans et le déclic

L'aventure commence autour d'un dîner à l'Université de Cambridge (Angleterre). Un archéologue lui relate l'histoire d'un squelette néandertalien aveugle, vieux de 50 000 ans, retrouvé au bord du Tigre, au Moyen-Orient. Surnommé « Nandy », il aurait vécu jusqu'à 45 ans – un âge avancé pour cette époque où les autres squelettes retrouvés atteignaient difficilement la trentaine. Le professeur s'interroge : « Comment cet homme a-t-il survécu sans pouvoir chasser ni se nourrir seul ? Était-il aidé ? Protégé ? Aimé ? »

Interroger la peur du handicap

Un échange révélateur. « Cela m'a fait comprendre à quel point nous avions des préjugés sur la cécité », confie Selina Mills. Alors, elle enquête. Sur les autres. Sur elle-même. Elle interroge la peur du handicap, les idées toutes faites, les métaphores toutes prêtes. Et finit par écrire ce texte incarné de 240 pages. Dix ans de recherches, pour une parution en résonance avec son époque. « Je pense que ce livre est plus pertinent aujourd'hui qu'à mes débuts car les gens sont beaucoup plus sensibilisés au handicap. En France, une personne sur cinq souffre de troubles de la vue, en particulier chez les personnes âgées*. » Pourtant, derrière ces avancées, de nombreux préjugés demeurent enracinés… 

Déconstruire les clichés avec calme et humour

« Souvent, les gens pensent que je simule. » Une phrase tranchante, mais tristement banale pour celle qui vit avec une déficience visuelle depuis toujours. Qu'il s'agisse d'un agent au musée d'Orsay l'accusant de mentir ou d'un contrôleur de train méfiant, les soupçons sont tenaces. « C'est épuisant de devoir s'expliquer », s'impatiente-t-elle.

Mais, loin d'un récit plaintif, Voir sans voir manie l'ironie avec justesse. Selina Mills y raconte ses batailles ordinaires : se maquiller, choisir ses vêtements, traverser la ville à l'heure de pointe. Elle revient sans détour sur cette contradiction constante : être tour à tour perçue comme une « source d'inspiration » ou une « imposture ». Face aux préjugés, elle tente de garder son calme. « Nous avons tous grandi avec des mythes et des idées préconçues sur la cécité. L'image des personnes aveugles marchant les bras tendus devant elles est très répandue. Donc, en général, quand les gens doutent de moi, j'essaie de réagir avec élégance et calme, sans me mettre en colère. »

Une perception négative héritée de longue date

Chaque chapitre est pensé comme un miroir à deux faces. « La première partie explique ma propre expérience ; la seconde, les racines culturelles ou historiques du sujet », précise l'autrice. Une écriture « à hauteur d'humain », qui invite à la réflexion sans jamais condamner. « J'ai pris soin de ne pas accuser mes lecteurs car je voulais que nous entreprenions tous ensemble un voyage. » La destination ? Une meilleure compréhension de la différence. « J'ai essayé de montrer que notre perception moderne de la cécité comme quelque chose de négatif ou de tragique n'était pas de notre faute, mais résulte d'un héritage culturel vieux de plusieurs millénaires. »

Défaire les oppositions : ni anges, ni martyrs

Trop souvent, « l'aveugle » est présenté, selon elle, comme un être « exceptionnel », doté d'une « sagesse hors normes »… ou au contraire comme un individu « diminué », dépendant du regard des autres. Selina Mills démonte ces archétypes un à un. « Tous les aveugles ne sont pas 'inspirants', et tous les aveugles n'ont pas besoin de pitié ou de charité », affirme-t-elle. « J'ai voulu comprendre pourquoi, depuis des siècles, la cécité est toujours envisagée comme un état qu'il faudrait compenser ou réparer », poursuit-elle. Ce n'est ni une bénédiction, ni une malédiction. C'est simplement un état dans lequel on ne voit pas. »

L'autrice insiste également sur la diversité des vécus. « La cécité est un spectre : chaque personne concernée est différente. Certaines peuvent distinguer la lumière et l'obscurité, ou seulement les couleurs, tandis que d'autres ont des problèmes avec différents types de lumière. »

De la Genèse aux idiomes modernes : une vision biaisée

Elle traque aussi les métaphores dans la langue. « Dans de nombreux idiomes, on parle de politiciens 'aveugles', on tombe 'aveuglément amoureux'… Il n'y a là aucun reproche mais cela perpétue le mythe selon lequel la cécité est un état négatif. Ce mot peut aussi être neutre, comme dans 'justice aveugle', pour suggérer l'absence de partialité, mais même dans ce cas, pourquoi la cécité ? », s'interroge Selina. Cette association entre lumière et bien, obscurité et mal, est profondément ancrée dans notre culture et trouve, selon elle, ses origines dans les textes fondateurs. « Dès la Genèse, 'Dieu vit que la lumière était bonne, et il la sépara des ténèbres'… Comme si ne pas voir était nécessairement mauvais. »

D'Œdipe à May Ingalls : histoire de la cécité

En mettant en perspective des personnes et personnages aveugles issus de la mythologie (comme Œdipe et Tirésias), l'histoire (Mary Ingalls, Helen Keller), et la culture religieuse (Saint Paul, Sainte Odile), cette passionnée analyse la manière dont la cécité a été traitée, dans la vraie vie comme dans la fiction, à travers les siècles. Elle met également en lumière des figures trop longtemps reléguées dans l'ombre. « J'ai été très heureuse de découvrir qu'il y avait beaucoup plus de femmes aveugles qui, non seulement vivaient, mais réussissaient dans la profession qu'elles avaient choisie. Certaines étaient très connues à leur époque et défendaient les droits des personnes aveugles. » Parmi elles, Maria-Theresa Von Paradis, célèbre musicienne autrichienne du XVIIIe siècle, dont le nom s'est peu à peu effacé des mémoires. « D'une manière ou d'une autre, elles ont disparu du récit collectif », déplore Mme Mills.

Le braille, entre émancipation et illusion

Impossible d'aborder l'histoire de la cécité sans mentionner Louis Braille, celui qui a donné une voix aux doigts (22 juin : 70 ans après, Louis Braille célébré au Panthéon). « Nous lui devons beaucoup, affirme-t-elle avec admiration. Grâce à son invention, la lecture et l'écriture sont devenues accessibles aux personnes aveugles, quelle que soit leur condition. Cela leur a donné une grande indépendance, et donc la possibilité de travailler et d'être autonomes. » Mais ce progrès a aussi ses revers : « Les voyants ont fini par croire que toutes les personnes aveugles y avaient accès, ce qui est loin d'être le cas. C'est ainsi que le braille est devenu une arme à double tranchant.  »

Voir grâce à la technologie… et au toucher

Deux siècles plus tard, une autre révolution est en marche : celle de la technologie. Smartphone intelligent, applications vocales, IA embarquée… Selina Mills est la première à saluer les outils qui facilitent son quotidien. « Je remercie les dieux pour cette technologie, qui a véritablement changé ma vie », s'enthousiasme-t-elle, citant notamment des applications qui lisent son courrier, ses SMS, qui décrivent une pièce ou une gare en temps réel. « Mon téléphone me lit tout : les plans de ville, les réservations de taxi, les factures. Et j'adore ça. » Mais elle met en garde contre un discours trop simpliste : « Il est très facile de dire aux personnes handicapées : 'Voici une technologie magique', et de ne plus se soucier de leur handicap… » Pour elle, l'équilibre est essentiel : « Nous devons continuer à placer les êtres humains au centre de notre soutien mutuel. L'IA seule ne suffit pas. »

Et, face à l'hypertechnicité, elle revendique des outils plus simples, plus sensoriels. « Le toucher est quelque chose de particulièrement humain. C'est pourquoi j'apprécie ma canne blanche. Les gens me demandent souvent pourquoi je n'utilise pas de chien guide – si l'on peut considérer qu'un chien est une technologie – mais je préfère mes propres sens, du moins pour le moment. »

Des récits sur les femmes et l'alimentation

L'écriture de cet essai vivifiant a ouvert d'autres pistes. « J'ai pensé à écrire un livre sur les femmes aveugles car j'ai l'impression qu'il n'y a pas assez d'informations à leur sujet, alors que beaucoup d'entre elles ont mené des vies fascinantes », estime Selina Mills. Elle envisage également « d'écrire sur la nourriture et les sens liés à l'alimentation ». « Une grande partie de ce que nous mangeons est perçue par le goût et l'odorat, ce qui semble être un vaste sujet à explorer. » À voir...

* Blind population by country 2025

© Zoe Norfolk

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"Tous droits de reproduction et de représentation réservés.© Handicap.fr. Cet article a été rédigé par Cassandre Rogeret, journaliste Handicap.fr"
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