La baguette s'élève, un silence s'installe, puis les instruments s'animent. Au centre de cette symphonie, David Le Gendre, chef d'orchestre débutant, n'entend rien, mais il capte tout : chaque geste, chaque souffle. Atteint de surdité sévère depuis la naissance, il ressent la musique dans les vibrations du sol, la tension de l'air, le mouvement des archets. Pour lui, la musique est une matière vivante qui traverse le corps avant d'atteindre l'esprit. Après des années à jouer, l'homme de 32 ans dirige aujourd'hui un orchestre amateur d'une trentaine de musiciens aux Ateliers musicaux Syrinx de Poitiers. Sa manière de conduire l'ensemble intrigue autant qu'elle fascine : une direction corporelle, sensible, où le regard devient partition.
Un piano pour révélation
C'est à 17 ans qu'un piano, offert par sa mère, change le cours de sa vie, explique le jeune homme dans un reportage diffusé à l'automne 2025 sur France 2. Avec cet instrument, il découvre une nouvelle façon de s'exprimer, un langage capable de contourner les barrières de l'audition. Il ne se fie pas à l'oreille, mais à la sensation : chaque touche produit une émotion différente, comme si certaines notes vibraient de joie tandis que d'autres portaient la mélancolie d'une pluie battante. Grâce à sa mémoire visuelle et à son sens du rythme, il développe une méthode d'apprentissage intuitive, mêlant observation, rigueur et travail corporel. Cette approche sensible et exigeante lui ouvre les portes de la direction d'orchestre. Guidé par son professeur, Stéphane Bonneau, il affine sa gestuelle, son écoute visuelle et son sens du collectif. Ensemble, ils inventent une manière de vivre la musique qui repose autant sur la vue, le toucher et le mouvement que sur le son.
Un lien unique avec ses musiciens
Dans la salle de répétition, David scrute attentivement ses musiciens. Il observe les positions des doigts, la respiration des cuivres, le rythme des percussions. Il imagine les sons à partir de leur mouvement. Pour mieux les percevoir, il pose parfois sa main contre un mur qui vibre ou sur un instrument, ou son pied sur la pique d'un violoncelle. Ses gestes précis et expressifs instaurent un dialogue profond, une cohésion naturelle avec l'ensemble. Ses musiciens sont séduits par son énergie communicative et son sens du collectif rare. David, lui, y voit un équilibre : une manière de partager la musique sans qu'aucune oreille ne domine sur les autres.
La musique, un langage accessible à tous
Au-delà de son expérience personnelle, le parcours du jeune chef interroge notre rapport à la musique en cas de privation de l'ouïe. Des recherches en neurosciences montrent qu'elle est souvent mieux perçue que la parole chez les personnes sourdes ou malentendantes, car le cerveau mobilise des zones différentes et traite les sons musicaux avec moins d'effort que le langage. Résultat : une compréhension et une concentration facilitées. Des dispositifs innovants – planchers vibrants, bracelets ou gilets à résonance – permettent aujourd'hui de « toucher » la musique et d'en ressentir la puissance à travers le corps (Des sourds dansent en rythme parés d'un gilet vibrant). Au-delà de la sensation physique, la pratique musicale renforce la confiance en soi, stimule la créativité et crée du lien : jouer ensemble, c'est communiquer sans contrainte de langage. David Le Gendre en est une incarnation éclatante : pour lui, la musique ne s'entend pas seulement, elle se vit. Dans son orchestre, chacun contribue à la partition commune, porté par le même élan, la même énergie.
De Poitiers à l'Élysée, la consécration
Juin 2024, l'heure de la reconnaissance a « sonné » : le mélomane est invité à l'Élysée lors de la fête de la musique pour saluer son parcours. Mais David ne compte pas s'arrêter là... Il souhaite désormais décrocher un diplôme pour enseigner le piano et la musique aux personnes en situation de handicap ou non, et intégrer des musiciens sourds à son orchestre amateur. Et, pourquoi pas, un jour devenir chef d'orchestre professionnel. Son ambition ? Une scène où chacun, quelle que soit sa perception du son, puisse vibrer à l'unisson.
Quand la passion fait tomber les barrières
Le parcours de David Le Gendre prouve qu'un handicap n'est pas un frein à la réussite, même dans un domaine où l'audition semble essentielle. Au fil des années, il a tracé sa propre voie, mêlant exigence, créativité et désir de transmission. Son aventure musicale dépasse la performance : elle parle d'adaptation, de confiance et de passion partagée. En repensant la manière de vivre la musique, il redonne tout son sens au mot « partage » et inspire celles et ceux qui hésitent encore à se lancer. Comme Beethoven en son temps, David Le Gendre prouve qu'on peut faire résonner la musique même sans l'entendre – et appréhender le monde autrement, sans jamais cesser de le faire « vibrer ».
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