Par Alice Chancellor
A l'image de nombreuses personnes sourdes et malentendantes au Sénégal, Mame Massar Faye, 52 ans, n'a jamais été en mesure de voter seul. "C'était compliqué car à chaque fois je devais demander de l'aide", explique-t-il à l'AFP par le biais d'un interprète en langue des signes.
Bientôt seul aux urnes ?
"Je ne comprenais même pas certains termes" du processus électoral, signe-t-il. Mais alors que le pays est plongé dans une crise politique après le report de dernière minute de l'élection présidentielle, M. Faye pense qu'il pourra, cette fois, exercer son devoir électoral seul, après avoir suivi un atelier qui lui a appris en langue des signes les mots relatifs au vote, dans sa ville de Thiès (centre).
Corpus standardisé de 105 signes
Au Sénégal, plusieurs langues des signes coexistent -locale, arabe, américaine-, faute de langue unifiée, selon le président de la Fédération nationale des organisations de sourds du Sénégal (Fnoss), Alioune Sow. Et certains concepts ou mots relatifs au processus électoral ne sont pas fréquemment utilisés ou compris.Pour y remédier, un corpus standardisé de 105 signes pour désigner une "urne", un "bureau de vote" ou encore "la déclaration universelle des droits de l'Homme" a été mis au point en 2022 par la Fondation internationale pour les systèmes électoraux (IFES), une ONG installée aux Etats-Unis, en collaboration avec des organisations locales. Ce vocabulaire commun doit permettre aux électeurs sourds de discuter entre eux de questions électorales et d'être autonomes dans le bureau de vote.
Mis à l'écart de la vie politique
Les données sur le nombre de personnes sourdes au Sénégal sont rares. Mais, selon Alioune Sow, ils représentaient environ 2 % des quelque 18 millions d'habitants en 2022. "Beaucoup doivent être formés pour pouvoir comprendre comment exercer le vote", explique M. Faye, président de l'association des sourds de Thiès. "Souvent, les informations sont partagées à la télé et sans interprète donc les sourds n'ont pas d'informations sur les élections", ajoute-t-il. Cette mise à l'écart de la vie et des débats politiques est aggravée par le fait que nombre d'entre eux ne sont pas envoyés à l'école, et ne peuvent donc pas lire les instructions de vote, encore moins les professions de foi des candidats.
2 ateliers de formation en langue des signes
En amont de la présidentielle, l'IFES a organisé deux ateliers de formation à Ziguinchor (sud) et un à Saint-Louis (nord). A Thiès, dans une salle faiblement éclairée, ils sont une trentaine à regarder avec attention les explications pour chaque signe. Le cours débute avec des notions incontournables comme "élection" ou "secret du vote". Pour le "suffrage universel", M. Seck fait le geste d'un bulletin glissé dans l'urne, suivi d'un mouvement circulaire de ses deux mains. "Cela veut dire que tout le monde a le droit de vote, que vous soyez un homme, une femme, que vous soyez sourd. A partir du moment où vous avez plus de 18 ans, vous avez le droit de voter", signe-t-il à la salle. Les formateurs expliquent également que l'on ne peut voter qu'une seule fois, qu'il existe de nombreux partis politiques au Sénégal et abordent même le sujet du report du scrutin initialement prévu le 25 février. Les participants passent ensuite aux travaux pratiques, se prêtant avec enthousiasme à simuler les différentes étapes du vote.
Des familles indifférentes
"Grâce à cette formation-là, je peux voter seule sans demander des explications à d'autres", explique en langue des signes Fatoumata Sy, 30 ans, ajoutant qu'elle se faisait avant aider par des membres de sa famille.Mais, pour beaucoup de sourds au Sénégal, les obstacles à l'insertion sociale commencent à la maison. "Il y a des parents qui n'ont pas d'espoir par rapport au futur de leur enfant", explique Anne-Marie Diouf Marone, 45 ans, une interprète et directrice d'une école pour jeunes sourds. "Donc ces enfants sont dans une famille qui les ignore complètement", déplore-t-elle.
Pouvoir choisir librement son président
Certains parents désireux d'envoyer leur enfant à l'école ignorent souvent l'existence d'établissements spécialisés ou n'ont pas les moyens de payer les frais de scolarité. Le "combat", c'est de pouvoir les "inclure dans toutes les activités qu'on est en train de mener dans ce pays, pouvoir choisir librement aussi leur président. C'est leur voix", ajoute Mme Marone. La commission électorale du pays a commencé à adopter le nouveau corpus dans ses campagnes de sensibilisation. "Souvent, c'était seulement les personnes qui entendent qui avaient l'information, explique M. Faye. Maintenant, nous aussi, nous faisons partie de la société."
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