De « Baisers Volés » de Truffaut aux « Noces Rouges » de Claude Chabrol, de « Cléo de 5 à 7 » d'Agnès Varda à « Sobibor » de Claude Lanzmann, « c'est une collection de patrimoine pour huit millions de personnes malvoyantes, aveugles, sourdes et malentendantes que nous allons essayer de mettre en place », explique Marie Gaumy, « audiodescriptrice » et cinéphile. Son nom ? Les yeux dits.
A voir sur Cinetek
Le tout premier de ces films, « Chronique d'un été » (1961), de Jean Rouch et Edgar Morin, vient d'être mis en ligne sur la plateforme la Cinetek, un site de streaming pour cinéphiles et une vingtaine d'autres devraient suivre rapidement. Au total, il faudra probablement cinq années de travail pour venir à bout de la liste des cent films. Ils seront également consultables sur la Médiathèque numérique, un service en ligne accessible aux abonnés de la plupart des médiathèques publiques. « Une minute de film en audiodescription, c'est une heure de travail », souligne Marie Gaumy, car « l'audiodescription, c'est une traduction, et pas uniquement la narration de ce qu'il se passe à l'image ». « Il faut s'adapter au style du film, et donner par exemple à l'auditeur la perception de la différence dans la manière de filmer entre Godard ou Truffaut, le tout sans passer par des termes techniques comme les "gros plans'' ou les ''plans larges''. La contribution de relecteurs mal ou non-voyants est essentielle : Dire ''le téléphone sonne'', c'est la base, mais il faut que la description renseigne aussi bien sur ce qu'il se passe, que sur la manière dont c'est figuré par la caméra », précise Hamou Bouakkaz, aveugle de naissance. Cet ancien élu, cheville ouvrière du projet, entend « créer une égalité entre les malvoyants et les autres sur le patrimoine d'un art qui a plus d'un siècle ».
Les films de patrimoine : un angle mort
Eric Rohmer est un cas d'école : « Vous pouvez très bien écouter ses films sans audiodescription mais un vrai audiodescripteur vous fait voir autrement, que ce n'est pas que de la parlote », poursuit-il. Bref, « on ne peut pas décrire un ''film radiophonique'' comme Dallas, de la même façon qu'on décrit Orson Welles ». Marie Gaumy, elle, s'est arrachée les cheveux sur des plans du « Mépris » (« Godard, c'est l'enfer », assure-t-elle) ou sur la question des « hors-champs », un casse-tête car « tout ce qui est dit apparaît dans l'esprit » de l'auditeur. Sans compter que la description doit être suffisamment brève pour ne pas « assommer » le spectateur. L'audiodescription a été rendue obligatoire depuis 2020 pour tous les films qui sortent. Mais la question des films de patrimoine, au-delà des grands classiques multidiffusés à la télé, reste un angle mort. D'où l'idée de choisir une centaine de classiques, tâche confiée à l'auteur et critique Alain Bergala.
7 000 euros pour audiodécrire un film
« Il est important de s'occuper de la création contemporaine mais n'oublions pas qu'il y a des références culturelles essentielles dans le cinéma de patrimoine », souligne Pascale Humbert, qui suit le projet pour la fondation Visio, l'un des financeurs avec la Fondation de France et l'Unadev, la principale association de déficients visuels. Un apport financier crucial car audiodécrire un film coûte quelque 7 000 à 8 000 euros, un budget que les productions tendent à comprimer en confiant la tâche au moins-disant, sans souci de qualité. Or, pour bien audiodécrire, « vous devez avoir un chant narratif lexical extrêmement étendu, mais aussi savoir comment fonctionne quelqu'un qui est déficient visuel par rapport aux images », souligne Mme Humbert. Au final, « ces audiodescriptions sont des œuvres d'art », résume Hamou Bouakkaz. « Mon rêve, c'est qu'il y ait des voyants qui écoutent le film audiodécrit et l'aiment ainsi parce qu'ils verront des choses qu'ils n'avaient pas vues dans la version originale ».