À 19 ans, Clément sombre dans une dépression. La première d'une longue série, qui met à mal sa vie sociale et professionnelle. « On m'a longtemps prescrit des antidépresseurs... en vain », raconte aujourd'hui cet entrepreneur parisien de 34 ans. Ce n'est que dix ans plus tard, après une hospitalisation, que le verdict tombe : troubles bipolaires. Comme lui, des milliers de Français découvrent tardivement qu'ils ne sont pas « seulement » dépressifs. Selon l'association PositiveMinders, près de 40 % des dépressions sévères cacheraient une bipolarité non détectée. Huit à dix ans : c'est le délai moyen avant qu'un diagnostic fiable ne soit posé. Une décennie de doutes, de traitements inefficaces et de rechutes évitables.
Des symptômes en commun mais des mécanismes différents
Tristesse persistante, perte d'énergie, troubles du sommeil et de la concentration, repli sur soi : autant de symptômes qui peuvent évoquer une dépression… ou un trouble bipolaire. « Ces deux troubles psychiques partagent un socle commun : la souffrance dépressive, explique le Dr Raoul Belzeaux, psychiatre au CHU de Montpellier. C'est ce qui rend la distinction si difficile, surtout au début de la maladie. »
Derrière cette apparente ressemblance se cachent pourtant deux réalités bien distinctes. La bipolarité alterne entre des épisodes dépressifs et maniaques (ou hypomaniaques), marqués par une énergie excessive, une baisse du besoin de sommeil et une impulsivité accrue. « Ces phases d'excitation sont parfois très courtes, discrètes ou même vécues comme agréables, précise le Dr Belzeaux. Le patient dit qu'il se sent 'mieux' mais il est, en réalité, dans une phase d'hypomanie. C'est là que le diagnostic peut être manqué. » Tant que ces épisodes ne sont pas identifiés, la bipolarité passe à la trappe...
Le trouble dépressif mieux connu et plus courant
Autre facteur de confusion : la dépression est environ cinq fois plus fréquente que la bipolarité, selon le psychiatre. Les médecins ont donc plus de chances d'y être confrontés et le reconnaissent davantage. « Le diagnostic du trouble bipolaire est très spécifique mais peu sensible », ajoute-t-il. Autrement dit, « quand il est posé, il est généralement juste, mais de nombreux médecins passent à côté car ils ne disposent souvent que d'une 'photo' de l'état du patient à un instant T ». Or, « la bipolarité est une pathologie du rythme émotionnel. Pour la diagnostiquer, il faut du recul et une observation dans la durée. Ce n'est pas le cas dans la plupart des consultations de médecine générale », constate le psychiatre.
Antidépresseurs : un risque pour les patients bipolaires
Cette errance n'est pas sans conséquences : amplification des troubles, comorbidités physiques, hospitalisations fréquentes, ruptures sociales et familiales... « Plus on tarde à poser le bon diagnostic, plus la trajectoire de vie se complique », résume le Dr Belzeaux. Au-delà du retard, c'est souvent la prise en charge qui se révèle inadaptée. Les antidépresseurs, fréquemment prescrits en première intention, peuvent en effet s'avérer risqués chez les personnes bipolaires. « Pris seuls, ils peuvent déclencher un virage de l'humeur, c'est-à-dire faire passer le patient d'une phase dépressive à une phase d'excitation », explique le psychiatre. Ce déséquilibre peut non seulement aggraver la maladie mais aussi accroître le risque suicidaire, notamment en phase mixte, lorsque dépression et agitation se chevauchent.
« Pour les troubles bipolaires, les traitements de référence sont les thymorégulateurs, notamment le lithium, qui stabilisent durablement l'humeur, poursuit-il. Quand ils fonctionnent, c'est spectaculaire, presque comparable à l'effet de l'insuline sur le diabète. » Ces traitements permettent de prévenir les rechutes et d'assurer un meilleur équilibre de vie, à condition d'être correctement ajustés et accompagnés d'un suivi régulier par un psychiatre.
Repérer plus tôt : un défi pour les médecins de première ligne
« Un repérage plus précoce, notamment par les médecins généralistes et les professionnels de première ligne, est indispensable pour prévenir les rechutes, limiter les complications et permettre aux personnes bipolaires de retrouver une vie épanouie », affirme PositiveMinders, qui agit pour déstigmatiser les troubles psychiques depuis 2017. Pourtant, faire la différence entre ces deux troubles reste souvent difficile. « Plus la maladie est débutante, plus il est difficile de trancher, reconnaît le Dr Belzeaux. Chez un jeune adulte, une courte période d'énergie (phase hypomaniaque, ndlr), de désinhibition ou de nuits écourtées peut sembler anodine. »
Des autoquestionnaires comme le « Mood disorder questionnaire » – composé de 13 questions sur des symptômes typiques – permettent d'aider au repérage et d'orienter vers une évaluation psychiatrique adaptée. « Ils détectent certains cas mais laissent beaucoup de patients sur le bord de la route », nuance le psychiatre. Pour lui, la solution passe avant tout par une meilleure organisation : « Les généralistes doivent pouvoir adresser rapidement les patients à un psychiatre lorsqu'un doute persiste. Il ne s'agit pas d'un manque de moyens mais d'un manque de coordination. »
Vers des biomarqueurs pour affiner le diagnostic ?
Pour limiter ces erreurs, la recherche explore aujourd'hui de nouvelles pistes, notamment biologiques. Le Dr Belzeaux pilote notamment le projet Bipovit au CHU de Montpellier, consacré au développement de biomarqueurs sanguins capables de distinguer la dépression de la bipolarité au moment où les premiers signes apparaissent. « Le principe est simple : on compare le profil biologique d'un patient à celui de personnes bipolaires déjà identifiées, grâce à un algorithme », détaille-t-il. Cet outil pourrait être disponible d'ici deux ans si les résultats sont confirmés, annonce le chercheur.
Réorganiser le système de soins
Mais, pour améliorer la prise en charge, l'innovation ne passe pas seulement par la science : elle dépend aussi de l'organisation du système de soins. « Nous avons toutes les briques pour construire un système efficace, il faut maintenant apprendre à les assembler », estime le Dr Belzeaux. Des initiatives comme Passport BP, menées à Clermont-Ferrand, vont dans ce sens. Ce programme expérimental vise à mieux coordonner les acteurs – médecins généralistes, psychiatres, psychologues, associations – autour du patient. Objectif : éviter les ruptures de suivi et améliorer la continuité des soins tout au long du parcours de vie.
Les premiers résultats sont « encourageants » : une meilleure communication entre professionnels, une orientation plus rapide vers les spécialistes et une réduction des rechutes. Des pistes concrètes qui démontrent qu'une organisation plus fluide peut déjà faire la différence, souligne Raoul Belzeaux.
La pair-aidance, moteur du rétablissement
Derrière ces projets et ces dispositifs, il y a surtout des parcours de vie. Des hommes et des femmes qui, comme Lilie, apprennent à vivre avec la maladie. Les premiers signes de ses troubles sont apparus dès la puberté, mais c'est à ses 24 printemps que le diagnostic a été confirmé. « Depuis, j'ai appris à organiser mon quotidien avec rigueur, c'est ce qui me permet d'avancer sereinement », confie la jeune femme de 32 ans. Par son initiative, un mystère familial s'est éclairci : son grand-père, plusieurs oncles et tantes ont eux aussi été identifiés bipolaires. Aujourd'hui rétablie, Lilie exerce dans le milieu de la santé et témoigne régulièrement. « Vivre avec un trouble psychique ne m'empêche pas d'avoir une vie stable, ni d'être utile aux autres », affirme-t-elle.
Une conviction que partage Clément. Ce « serial entrepreneur » consacre une bonne partie de sa vie à accompagner les personnes bipolaires, notamment grâce à la pair-aidance, qui est devenue le cœur de sa dernière entreprise. « Aider les autres m'aide moi aussi. Parler de ce qu'on vit permet de mieux le comprendre. » « On ne guérit pas d'un trouble bipolaire mais on peut vivre pleinement avec », conclut Lilie.
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