De l'obstacle à l'opportunité : repenser le web pour les dys

Polices trop fines ou trop serrées, formulaires illisibles, menus confus... Pour les 10 % de Français porteurs d'un trouble "dys", le numérique peut vite virer au casse-tête. Mais des solutions émergent pour un web plus adapté et plus accessible.

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Mains d’une femme pianotant sur son ordinateur.

« À 18h, après avoir lu des documents numériques toute la journée, j'ai l'impression que les lettres dansent devant mes yeux », confie Marion Ranvier, directrice de la Contentsquare Foundation, qui œuvre pour l'accessibilité numérique. Dyslexique, elle fait partie des millions de personnes pour qui le numérique, censé simplifier la vie, se transforme parfois en épreuve. Polices trop fines ou trop serrées, interfaces saturées… pour les 10 % de Français porteurs de troubles « dys » (dyslexie, dysphasie, dyspraxie, dyscalculie…), chaque clic devient un exercice de concentration épuisant. À l'école comme au travail, ces barrières numériques fragilisent la confiance en soi, l'autonomie et creusent les inégalités.

Obstacles invisibles, fatigue bien réelle

« Lire un texte dense, naviguer dans un menu mal structuré, décoder une consigne ambiguë… tout cela demande beaucoup de ressources cognitives (attention, mémoire, inhibition) », explique le Dr Margot Bouhon, docteure en sciences cognitives. « Le cerveau mobilise alors toute son énergie à déchiffrer plutôt qu'à comprendre, à reconnaître les mots plutôt qu'à en saisir le sens. » Conséquences ? Lenteur et perte de compréhension.

Dès l'école, les conséquences se font sentir. « Quand le numérique n'est pas accessible, il transforme un simple devoir en épreuve de décodage », poursuit la chercheuse. Les élèves dys doivent souvent composer avec des polices non adaptées (avec des empâtements par exemple), des PDF non lisibles par les lecteurs vocaux, des interfaces d'ENT surchargées ou encore des consignes implicites. Autant de petits détails qui, mis bout à bout, épuisent leurs capacités d'attention et les ralentissent. Résultat : certains passent deux fois plus de temps à faire leurs devoirs, accumulent fatigue, frustration et perte de confiance. Ce retard se répercute plus tard dans la vie professionnelle, où logiciels et plateformes mal conçus deviennent une source quotidienne de stress.

Un numérique pensé pour un « cerveau idéal »

« L'obstacle, ce n'est pas le numérique en soi, précise Margot Bouhon, c'est le numérique conçu pour un cerveau idéal : rapide, stable 'attentionnellement', bon lecteur. Ce cerveau-là n'est pas standard, et encore moins le cerveau dys. » Concrètement, une interface « classique » suppose que tout le monde puisse lire vite, comprendre les consignes implicites et garder en mémoire plusieurs étapes à la fois. Or, pour les personnes dys, chaque action demande un effort supplémentaire : relire, reformuler, deviner. « À chaque fois qu'un site n'est pas clair, il faut reconstruire mentalement la logique de ce qu'on voit, c'est éreintant », assure-t-elle.

Une confiance en soi mise à mal

La spécialiste en sciences cognitives décrit une multitude de situations problématiques : menus déroulants sans logique sémantique, formulaires chronométrés, boutons minuscules ou encore feedbacks d'erreur flous (« champ invalide » sans préciser lequel). « Ce ne sont pas des détails esthétiques mais de véritables obstacles à l'éducation, à l'emploi ou à l'administration », insiste-t-elle. « Chaque expérience inaccessible confirme l'idée que le problème vient de soi, alors qu'il vient de l'outil. » Et c'est là que se crée, selon elle, une forme d'usure silencieuse : « À force, les personnes ne doutent plus seulement de leurs compétences numériques, mais d'elles-mêmes. »

Readapt : un outil pour une lecture numérique plus accessible

Face à ces difficultés, la Contentsquare Foundation a décidé d'agir. En 2022, elle a co-développé Readapt, une technologie en open source (totalement gratuite) qui vise à faciliter la lecture numérique. Accessible depuis le site de la Fondation ou via un module à installer sur son navigateur, l'outil permet « de personnaliser l'affichage d'un texte instantanément : choix de la police, espacement des mots, surlignage syllabique, lettres muettes grisées ou découpage des sons par couleur », détaille Marion Ranvier, qui l'utilise quotidiennement. « J'ai beaucoup de mal à distinguer les lettres miroirs donc, via cet outil, je mets les 'b' en vert et les 'd' en bleu. Mon cerveau associe la couleur à la lettre, et je lis plus vite, avec moins d'effort. »

Utilisable sur ordinateur, tablette ou mobile, Readapt est accessible à tous : adultes comme enfants. « L'idée, c'est d'offrir à chacun la possibilité d'adapter son environnement numérique à ses besoins, sans dépendre d'un tiers », précise Marion Ranvier.

D'autres outils pour faciliter l'accès au digital

D'autres solutions ont émergé ces dernières années pour faciliter la navigation des personnes dys : correcteurs d'orthographe intelligents, logiciels d'adaptation visuelle pour un meilleur confort de lecture, plateformes de simplification de texte... Pourtant, elles restent souvent sous-exploitées. « Les personnes atteintes de troubles dys disposent de peu de temps pour rechercher ces outils car elles consacrent déjà beaucoup d'énergie à compenser leurs difficultés », observe Margot Bouhon. Certaines technologies, comme Glaaster, développée par deux Français et basée sur le même principe que Readapt mais enrichie d'intelligence artificielle, permettent de personnaliser encore davantage la lecture numérique.

Un espace pour apprendre à maîtriser les outils numériques

D'autres innovations, telles que AYOA ou NotebookLM de Google, facilitent la création automatique de cartes mentales à partir de textes, aidant ainsi à visualiser et à comprendre les informations. « Le défi, c'est de faire connaître ces solutions et de former les utilisateurs à les exploiter pleinement », souligne-t-elle. C'est dans cette optique que Margot Bouhon ouvrira, en janvier 2026, le cabinet Docally, un espace d'accompagnement destiné aux familles et aux personnes présentant des difficultés d'apprentissage. Objectif ? Les aider à identifier et maîtriser les outils numériques les plus adaptés à leurs besoins, afin de soulager leur quotidien et renforcer leur autonomie face aux usages digitaux.

Former ceux qui conçoivent le web

Pour Marion Ranvier, la clé d'une accessibilité renforcée réside aussi dans la formation. « Les outils numériques sont créés par des gens qui n'ont pas de difficultés. Si on ne se rend pas compte du quotidien des personnes dys, on ne pense pas à leurs besoins », observe-t-elle. Elle invite à se glisser dans la peau d'une personne confrontée à l'exclusion numérique via l'expérience en réalité virtuelle « Behind the screen » (Vivre le handicap numérique : expérience immersive!). Pour aller plus loin, la Contentsquare Foundation a lancé une plateforme e-learning gratuite, déjà adoptée par plusieurs écoles du digital. Objectif : faire de l'accessibilité numérique une « compétence de base ». Un chantier essentiel, selon Margot Bouhon : « Il faut intégrer l'accessibilité cognitive dès la conception des sites web, des applications ou des logiciels, inclure des personnes dys dans les tests utilisateurs et sensibiliser les équipes à la charge cognitive. Ce n'est pas une question d'effort personnel mais d'ergonomie. »

L'intelligence artificielle, un levier d'inclusion...

Et demain ? « L'IA est probablement le plus gros levier qu'on ait jamais eu pour l'accessibilité cognitive », estime le Dr Bouhon. En effet, l'IA étant capable de reformuler un texte complexe, de simplifier une consigne ou même de générer des « cartes mentales » – permettant de visualiser d'un coup d'œil l'organisation du contenu – à partir d'un document, elle permet de rendre l'information plus claire et plus structurée. Elle peut aussi assister les personnes dyspraxiques ou avec un TDAH (Trouble déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité) dans les tâches séquentielles (celles qui nécessitent de suivre plusieurs étapes dans un ordre précis), en les guidant pas à pas, ou encore alléger la charge de travail en automatisant la mise en forme, les listes de tâches ou les comptes rendus. Des solutions qui, au-delà des personnes en situation de handicap, peuvent être utiles à tous.

... qui doit rester complémentaire

Mais la chercheuse met en garde : « Si l'IA se contente de simplifier un texte sans améliorer sa conception, elle crée une dépendance invisible : la personne comprend mieux, mais le document reste inaccessible. » Pour elle, cette technologie doit donc rester complémentaire, pas substitutive. « L'IA a deux rôles à jouer : aider ici et maintenant, en reformulant ou en aiguillant l'utilisateur, mais aussi alerter les concepteurs sur les contenus trop complexes, indique-t-elle. Bien utilisée, elle peut devenir une véritable prothèse cognitive personnalisée, un moteur de changement structurel. »

« Si l'outil exclut, il est mauvais »

Derrière chaque écran illisible se cache une inégalité invisible, soulignent les jeunes femmes. « Quand le numérique est mal conçu, il démultiplie les obstacles scolaires et professionnels, martèlent-elles. Mais bien conçu, il remet tout le monde au même niveau fonctionnel. » Alors que 70 % des sites restent inaccessibles, les deux spécialistes partagent la même conviction : la transformation viendra de la compréhension : « Tant qu'on félicite les personnes dys d'avoir réussi 'malgré leur trouble', on accepte que le système reste mal fait. Or ce n'est pas à elles de s'adapter, mais aux outils. »

© KCKATE de Jookiko / Canva

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"Tous droits de reproduction et de représentation réservés.© Handicap.fr. Cet article a été rédigé par Cassandre Rogeret, journaliste Handicap.fr"
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