Par David Stout
Lorsqu'on a une jambe mutilée, vivre en Ukraine au 27e étage relève d'une mission impossible. C'est celle de Viktor Lazarenko, confronté aux pannes d'ascenseur dues aux bombardements russes. Installé chez son gendre à Kiev, la capitale, cet homme de 68 ans a été blessé au début de la guerre lors du terrible siège de Marioupol par l'armée russe, perdant sept centimètres d'os sur une de ses jambes. Aujourd'hui, il ne peut se déplacer sans attelle, ni béquilles.
Un "calvaire d'une heure"
Lorsqu'il lui faut descendre ses 27 étages à pied pour aller à un rendez-vous médical, le calvaire dure près d'une heure. "S'il n'y avait pas eu la guerre, tout cela ne serait jamais arrivé", dit-il, en pleurs. "Les coupures d'électricité sont incroyablement difficiles pour des personnes comme lui", se désole son gendre, Viktor Dergaï, un fonctionnaire de 46 ans, qui liste les victimes de ces pannes d'ascenseurs : personnes âgées, handicapés, "ou encore des mamans qui doivent porter leurs enfants dans leurs poussettes". Il y a un an, lui et sa famille étaient pourtant enthousiastes à l'idée d'emménager dans cet immeuble, en étage élevé, offrant une vue imprenable sur Kiev. Mais c'était avant l'invasion et les frappes russes qui depuis octobre 2022 visent systématiquement les installations énergétiques ukrainiennes, plongeant des millions de personnes, comme M. Dergaï et sa famille, dans le noir et le froid.
"Ravager les réseaux d'électricité"...
L'objectif affiché par les Russes est de ravager les réseaux d'électricité, au moment même où les températures plongent sous zéro et que la neige recouvre doucement le pays. Pour Moscou, il s'agit d'une réplique à une série de revers et retraites humiliants sur le front. Le président russe Vladimir Poutine a lui-même affirmé que ces bombardements étaient justifiés car l'Ukraine a frappé des infrastructures de son envahisseur, comme le pont de Crimée. "Qui a commencé ?", s'est justifié M. Poutine, qui a ordonné l'invasion de son voisin ukrainien le 24 février dernier. Les effets des bombardements russes sur les transformateurs de l'Ukraine sont en tout cas bien là : rationnement de l'électricité, peu ou pas de chauffage, coupures d'eau, réseaux téléphoniques et internet instables...
... pour mettre le pays à l'arrêt
"Cela réduit petit à petit la capacité de l'Ukraine à réparer ses infrastructures et les composants du réseau électrique dont elle a besoin pour faire tourner le pays", observe Michael Kofman, directeur des études sur la Russie au CNA, un institut de recherche américain. Selon lui, cela risque, à mesure que l'hiver avance, d'"augmenter les flux de réfugiés, empêcher le retour des investissements et rendre beaucoup plus difficile le maintien de l'effort de guerre pour l'Ukraine". "Sans électricité, les villes modernes ne peuvent tout simplement pas marcher", résume Robert Bryce, auteur d'un livre sur la question de l'électricité dans les pays développés.
Des kits de survie dans les ascenseurs
Certains habitants de Kiev tentent néanmoins tous les jours leur chance en montant dans des ascenseurs, malgré le risque de rester coincé des heures durant en attendant l'une des équipes de maintenance surmenées. Du coup, dans les ascenseurs de hautes tours, les habitants se sont préparés, entreposant dans la cabine des kits de survie : eau, gâteaux, lampes torches ou encore des sacs plastiques en guise de toilettes. Dmytro Soukhorouchko, directeur de 42 ans de l'entreprise Ukrlift en charge de la maintenance d'ascenseurs, raconte que les appels à l'aide ont été multipliés par "10 à 15" depuis début octobre et les premières frappes massives russes visant les installations électriques.
L'impression d'être dans un sous-marin
"C'est physiquement éprouvant de monter 25 étages à pied pour sortir une personne d'un ascenseur, redescendre et refaire de même dans un autre immeuble", dit-il à l'AFP. Son collègue, Konstiantyn Kroul, 36 ans, dit effectuer actuellement une douzaine d'interventions par jour. Lors de l'une d'entre elles, il a grimpé 12 étages pour venir au secours de Mykola Bezroutchenko, 71 ans. "C'était comme être assis dans un sous-marin", relate le septuagénaire à l'AFP, après avoir passée une heure dans une cabine noire et froide. Mais "on survivra", lance-t-il. "Le mois de décembre est bientôt fini, puis les vacances vont vite passer en janvier, et après le printemps arrivera. On ne peut pas perdre au printemps", proclame-t-il.