Après dix ans à travailler en psychiatrie, Sarah Moon Howe est propulsée dans « un autre monde » lorsqu'elle devient mère d'un enfant handicapé. Cette expérience intime, elle la transforme en un cinéma à la fois personnel et politique, à la croisée de l'engagement et de la poésie. Invitée de The extraordinary film festival (TEFF), qui brise les préjugés sur le handicap à travers le septième art du 5 au 9 novembre 2025 à Namur (Belgique) (The extraordinary film festival: le handicap tombe le masque), cette cinéaste engagée revient sur son parcours, ses films et ses combats.
Handicap.fr : Votre premier film, En cas de dépressurisation, a marqué une rupture dans votre trajectoire. Dans quel contexte est-il né ?
Sarah Moon Howe : Dans l'urgence, il est sorti de moi comme un Gremlins en colère, alors que je m'occupais de mon fils, encore tout petit. Jack est né avec une malformation du cerveau, entraînant, dès ses premiers jours, des crises d'épilepsie et un retard global de développement. J'ai été projetée dans un quotidien que je ne connaissais pas. Ce film est un cri. Le titre vient de la consigne adressée par les hôtesses de l'air dans les avions : « En cas de dépressurisation de la cabine, mettez votre masque à oxygène avant d'en placer un sur votre enfant ». Je voulais dire aux aidants : « Ne vous oubliez pas, vous êtes la force vive de la personne que vous aidez, vous devez rester en forme ». Le répit est essentiel pour toutes ces personnes qui mettent leur vie entre parenthèses pour aider un proche dépendant.
H.fr : Depuis, vous racontez cette vie en films. Pourquoi ce besoin de dire ?
SMH : Parce que cette vie-là est incroyablement riche. Mon fils est une source intarissable d'inspiration. Il ne s'agit pas d'idéaliser cette vie ni de la présenter comme un cadeau, mais de reconnaître qu'elle est, par nature, profondément cinématographique. Il y a des obstacles, des nœuds dramatiques, des résolutions heureuses ou pas. L'histoire d'une personne handicapée, c'est une série en 1 000 épisodes : l'annonce du diagnostic (souvent mal faite et qui laisse les parents sans voix), l'entrée à l'école, les anniversaires où il n'est pas invité, les questions de développement, l'adolescence, la sexualité… puis l'âge adulte, les tutelles, les dossiers d'aides, l'insertion. Et cette question lancinante : qui prendra le relais quand je ne serai plus là ?
H.fr : Le cinéma est-il devenu un moyen de traverser ces épreuves ?
SMH : Absolument, c'est ma façon de digérer le réel, de transformer la douleur en quelque chose de constructif. Sans ça, je ne sais pas où j'en serais. Pour mon fils, je suis « la maman à la caméra ». À travers mes films, je deviens aussi une sorte de porte-parole. Je me sens chanceuse : mon fils va bien, notre vie est plutôt facile. Mais ce n'est pas le cas de toutes les familles. Il y en a qui s'effondrent, qui vivent l'inhumain. Si je prends la caméra (devrais-je dire « mon arme » ?) c'est aussi pour elles.
H.fr : Vos films mêlent souvent intimité et enjeux collectifs. Comment trouvez‑vous l'équilibre entre le « je » intime et le « nous » politique ?
SMH : En parlant de mon expérience personnelle, j'essaie de rejoindre des questions universelles. C'est un équilibre fragile et difficile à obtenir. Par exemple, dans En attendant Zorro, j'évoque le questionnement des parents sur l'éducation et le lien qu'ils tissent avec leur enfant handicapé. C'est une question qui parlera à toutes les familles.
H.fr : Dans ce film, vous parlez aussi du passage à l'âge adulte des jeunes en situation de handicap sévère. Pourquoi est-ce un angle mort ?
SMH : C'est un réel problème de société. Le système fonctionne déjà très mal quand les enfants ont moins de 18 ans mais, à l'âge adulte, ça devient catastrophique. Beaucoup de parents se retrouvent sans solution d'accueil et/ou d'hébergement et doivent rester à la maison pour s'occuper de leur jeune devenu adulte. La prévalence des naissances d'enfants avec des troubles du spectre autistique est passée d'1 sur 10 000 à 1 sur 65 en 50 ans. Il faut absolument que les politiques s'emparent de cette question urgente s'ils ne veulent pas que ce problème leur explose à la figure. Et puis, les parents ne veulent plus des centres comme on les concevait auparavant. On veut que notre enfant soit libre et heureux. Je le rêve autodéterminé, allant au cinéma, au restaurant… Ce n'est pas parce qu'on est handicapé qu'on a envie de vivre une vie à bas bruit.
H.fr : Plusieurs de vos films pointent les manques du système : délais, carences de structures, isolement des familles… Pensez-vous que vos films, et plus largement le cinéma, peuvent faire bouger les lignes ?
SMH : J'en rêve... En attendant Zorro a d'ailleurs rencontré un franc succès : les Magritte du cinéma, une étoile à la SCAM (Société civile des auteurs multimédias), des passages à la télévision... Il a aussi été projeté à l'université devant des futurs psychologues, orthophonistes et l'est régulièrement dans des hautes écoles de futurs éducateurs spécialisés. Il devrait également être diffusé au parlement bruxellois le 15 décembre 2025. En tant que cinéaste, on a toujours l'espoir que nos films changent le réel. Manon Loizeau, une réalisatrice remarquable, a changé une loi en Russie grâce à un film qui dénonçait l'obligation d'abandonner son enfant handicapé à l'État. L'art peut ouvrir des brèches, c'est une certitude.
H.fr : Vous êtes très attentive à la manière dont les personnes handicapées sont représentées. Comment travaillez-vous avec elles ?
SMH : Pour En attendant Zorro, j'ai suivi mon personnage principal, Lucas Palisse, au sein de sa famille, là où personne ne pénètre jamais. Il fallait filmer les choses de manière brute et respectueuse, à hauteur d'yeux. Ce n'est pas parce que je débarque avec une caméra en disant que j'ai un fils handicapé que les familles me font confiance, c'est un long processus d'apprivoisement. J'ai filmé pendant trois mois une famille monoparentale qui s'est finalement retirée du projet alors qu'il était en salle de montage. La mère avait peur de la réaction des voisins s'ils découvraient les troubles du comportement ou la violence liés au handicap de son fils. Ce fut un coup dur. Mais je comprends que les familles, déjà fragilisées par leur quotidien, souhaitent se protéger.
H.fr : Avez-vous rencontré des difficultés à faire financer vos projets ?
SMH : Tous mes films ont été financés et reçus avec enthousiasme par les comités de sélection. Quand je porte un projet, j'y mets tout mon cœur et je vais jusqu'au bout. Mes films, ce sont mes bébés que je porte à bout de bras pour les faire vivre le mieux possible, exactement comme je porte Jack.
H.fr : Que représente pour vous un rendez-vous comme The extraordinary film festival ?
SMH : Je connais le TEFF par sa qualité de sélection des films et d'organisation. Ce n'est pas un festival de l'« entre soi » où seules des personnes concernées par le sujet font partie du public. C'est un festival qualitatif avec l'étoffe des grands, qui propose des films sur le handicap en avant-première, ce que j'estime être un vrai « plus ».
H.fr : Le handicap peut isoler. Le cinéma et les festivals vous ont-ils permis de créer du lien ?
SMH : Un film en amène un autre. C'est une toile que l'on tisse. Montrer son travail dans des festivals permet des rencontres et des ouvertures mais il ne faut pas se leurrer, il existe une énorme compétition dans le petit milieu des documentaires. Les budgets sont trop serrés et chacun tente d'obtenir sa part du gâteau. Je regrette le manque de soutien et de solidarité entre documentaristes. Heureusement, la solidarité entre parents d'enfants handicapés est immense. C'est une vraie famille.
H.fr : Quels sont vos prochains projets cinématographiques ?
SMH : Je suis en train de finir L'extraordinaire voyage de Mister Jack, coproduit par Arte et la RTBF. Ce film drôle et grave raconte mon voyage en tandem avec mon fils entre Bruxelles et Paris (photo ci-dessus). C'est un docu-fiction dans lequel Jack a dû « jouer » certaines scènes, dire un texte et « faire semblant ». Ça a été long mais il a relevé le défi haut la main. Après l'avoir vu, il a compris ce que signifiait « faire un film », j'espère que ça lui ouvrira des portes. Nos enfants ont de belles choses à dire, le monde a besoin de leur regard décalé, il n'y a qu'à regarder les interviews du Papotin (Dans les coulisses du Papotin, avec Philippe Etchebest!).
© Annabel Sougné
Sarah Moon : des films intimes et engagés sur le handicap
Sarah Moon Howe dévoile son quotidien avec son fils handicapé dans des films intimes et engagés. Pour cette réalisatrice militante, le cinéma est à la fois un exutoire et une "arme" pour bousculer les préjugés. Entretien.

"Tous droits de reproduction et de représentation réservés.© Handicap.fr. Cet article a été rédigé par Cassandre Rogeret, journaliste Handicap.fr"