Tribune: accessibilité numérique, la science prend le "lead"

Alors que 70 % des sites restent inaccessibles, l'accessibilité numérique s'impose désormais comme un véritable champ de recherche. IA, design, neurosciences : une nouvelle dynamique européenne émerge pour bâtir un numérique plus inclusif. Tribune.

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Inscription «Accessibilité» avec le logo handicap sur un clavier.

Par Roberta Lulli, chargée de mission au sein de l'équipe politique du Forum européen des personnes handicapées (EDF), et Marion Ranvier, directrice générale de la Contentsquare foundation, qui œuvre pour l'accessibilité numérique

Promulguée en 2005, la loi sur le handicap visait à garantir l'égalité des droits et des chances pour les personnes en situation de handicap. Si elle a permis des avancées dans l'aménagement des espaces physiques, le numérique reste un angle mort. Vingt ans plus tard, 70 % des sites web demeurent inaccessibles (Baromètre de l'accessibilité numérique - Contentsquare foundation) et 40 % n'affichent aucun effort tangible en matière d'inclusion (Exclusion numérique et handicap : l'urgence d'agir). Un paradoxe, alors que la majorité des services essentiels ont été dématérialisés.

75 % des sites publics inaccessibles

La réalité est brutale : à l'échelle européenne, plus de 87 millions de personnes vivent avec un handicap, soit près d'une personne sur cinq (Commission européenne, 2023). Plus de 80 % des handicaps sont invisibles (European disability forum, 2023). Pourtant, 75 % des sites du secteur public restent partiellement ou totalement inaccessibles, malgré les réglementations existantes (Commission européenne - Web accessibility implementation report, 2023). Côté entreprises, seulement 16 % ont adopté une politique formelle d'accessibilité numérique (évaluation d'impact de l'European accessibility act, 2022). Cela signifie que des millions de personnes font quotidiennement face à des interfaces numériques excluantes. Et pourtant, jusqu'à récemment, la recherche scientifique sur ces sujets restait marginale, morcelée, souvent invisible.

EAA : un tournant législatif... et scientifique

L'entrée en vigueur, le 28 juin dernier, de l'European accessibility act (EAA) marque un tournant historique (EAA : l'accessibilité numérique, une obligation en 2025). Pour la première fois, les entreprises, institutions, importateurs et distributeurs sont légalement tenus de rendre leurs services et contenus numériques accessibles. Loin d'être une contrainte, cette directive est une opportunité : l'accessibilité ouvre de nouveaux marchés, stimule l'innovation et incarne les valeurs européennes d'inclusion et de diversité. Encore faut-il que les lois soient appliquées. Sans contrôle effectif, des millions d'Européens risquent d'être laissés de côté. Les États membres et les institutions européennes doivent donc fournir expertise, accompagnement et moyens pour garantir un changement réel.

Parallèlement, l'EAA contribue à une transformation plus profonde : l'accessibilité numérique devient un champ de recherche à part entière, mobilisant intelligence artificielle, sciences cognitives, ergonomie, design et neurosciences. L'accessibilité n'est plus un simple critère de conformité : elle devient une frontière de l'innovation, redéfinissant nos manières de concevoir pour tous - citoyens, entreprises, chercheurs comme décideurs publics. La directive fixe un socle minimum. Aux États de construire maintenant une Europe réellement inclusive.

Des innovations numériques inclusives

Depuis quelques années, l'Europe est devenue un terreau fertile pour l'innovation numérique inclusive. Partout dans les États membres, des projets pionniers émergent, portés par des chercheurs, ingénieurs, développeurs et collectifs engagés. Outils d'IA pour corriger automatiquement des contenus non conformes, solutions open source adaptées aux troubles dys ou cognitifs, formations immersives en réalité virtuelle : les initiatives se multiplient.

Cinq exemples emblématiques illustrent cette dynamique :

  • SensePilot (France) : technologie haptique permettant aux personnes aveugles ou malvoyantes de naviguer sur des interfaces numériques complexes via des signaux sensoriels.
  • Outils de remédiation automatisée pour les PDF et sites web (Espagne, Pays-Bas) : en combinant IA et traitement automatique du langage, ces solutions permettent de corriger instantanément des contenus non conformes.
  • Modèles de langage (LLM) adaptés, développés dans plusieurs centres de recherche européens, pour simplifier l'accès à l'information, reformuler les contenus et réduire les biais algorithmiques.
  • Readapt (open source) : solution fondée sur l'ergonomie cognitive qui adapte automatiquement le contenu web au profil de lecture de l'utilisateur - une avancée majeure pour les personnes dyslexiques, dyspraxiques ou porteuses de troubles de l'attention.
  • Behind the screen : expérience immersive en réalité virtuelle, qui plonge les professionnels dans le quotidien numérique d'une personne en situation de handicap (Vivre le handicap numérique : expérience immersive!). En simulant scientifiquement des troubles sensoriels ou moteurs, elle produit un impact cognitif et émotionnel fort.

Ce mouvement dépasse la seule technologie : il incarne une vision systémique de la recherche. L'accessibilité devient un levier de créativité, de compétitivité et de justice sociale. L'Europe a aujourd'hui l'opportunité de poser les bases d'un nouveau standard mondial - où l'accessibilité ne serait plus un « plus », mais un pilier du progrès.

Un nouveau modèle de recherche collective et ouverte

Face à la complexité des enjeux, les approches collaboratives et interdisciplinaires s'imposent comme la norme. Partout en Europe, des communautés scientifiques et professionnelles s'unissent autour de l'accessibilité numérique - chercheurs en sciences sociales, experts en technologies d'assistance, designers, développeurs, institutions publiques, associations. L'objectif : faire de l'accessibilité un sujet de recherche partagé, interconnecté et reproductible. Ce consortium vise à mutualiser les efforts de recherche pour éviter les redondances et accélérer l'impact terrain ; développer des standards ouverts, faciles à adopter par les entreprises, institutions et collectivités ; documenter et partager les bonnes pratiques via des plateformes en open source ; impliquer les personnes concernées dans la conception des outils, selon une démarche de recherche-action participative.

Rendre le monde plus compréhensible

Ce changement de paradigme est fondamental. Il ramène la science à sa vocation première : rendre le monde plus compréhensible et plus vivable pour tous. Il prépare aussi une nouvelle génération de chercheurs et chercheuses, formés à la pensée inclusive, aux enjeux d'éthique technologique, et conscients de leur rôle dans la construction d'un futur numérique plus équitable. L'accessibilité ne peut plus être pensée comme un supplément d'âme ou un luxe. C'est une exigence scientifique, une opportunité sociale et une condition du progrès.

© Alexsl de Getty Images Signature

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