« Est-ce que… ce que je vis existe ? », murmure Esther, 60 ans, tremblante, au bout du fil. Pendant des années, elle a minimisé les insultes, les coups, les humiliations, les viols, comme s'il suffisait de ne pas les nommer pour qu'ils cessent d'exister. Un soir, son mari la rabaissait parce qu'elle « ne comprenait pas » un geste. Un autre, il la plaquait sur un canapé, un couteau à la main. Il lui a fallu des décennies pour comprendre qu'elle vivait sous emprise, et encore plus longtemps pour trouver la force d'appeler à l'aide, via la ligne d'écoute Violences femmes handicapées mise en place par Femmes pour le dire femmes pour agir.
Esther est loin d'être un cas isolé : en raison notamment d'un isolement et d'une dépendance parfois accrus, 80 % des femmes en situation de handicap déclarent avoir subi des violences, selon FDFA. Un chiffre vertigineux… « et pourtant absent des stratégies publiques. Le paradoxe est cruel : celles que l'on entend le moins sont celles qui souffrent le plus », déplore l'association qui publie une tribune pour « mettre fin au silence ».
Quand la violence devient la norme : un aveuglement collectif
Comment un phénomène aussi massif peut-il encore passer sous les radars ? « Parce que cette réalité dérange nos représentations, et que le handicap reste enfermé dans une lecture médicale », répond Chantal Rialin, présidente de FDFA. « Les violences vécues par ces femmes sont silencieuses, nichées dans les gestes du quotidien, souvent masquées par l'idée d'aide. Elles sont prises pour de la fragilité, jamais reconnues comme systémiques. L'invisibilité transforme la violence en normalité. »
Cette invisibilisation s'étend partout : au sein du couple, dans la famille, dans les institutions, dans les interactions avec les professionnels. Caroline, 50 ans, atteinte de la maladie de Charcot, raconte son mari, porteur de troubles bipolaires, découpant des tableaux au couteau avant de les jeter dans la cheminée, brisant lampes et vaisselle, terrorisant toute la famille. Il y a aussi les insultes, les dénigrements et cette peur permanente. Caroline refuse pourtant de qualifier ces actes de « violences » : « Ce n'est pas de sa faute, c'est la maladie », livre-t-elle. Ce déni, nourri par l'emprise et l'isolement, révèle la mécanique silencieuse d'un système qui étouffe les voix avant même qu'elles puissent se poser, regrette FDFA.
Une société qui détourne les yeux sans le vouloir
Ce silence n'est pas seulement celui des victimes. Il est aussi celui de la société. « Il ne s'agit pas d'un manque de bonne volonté mais d'un héritage culturel : le handicap renvoyé à l'infantilisation », estime l'association. Et cela produit des situations « absurdes » : une femme sourde repart du commissariat sans pouvoir porter plainte faute d'interprète ; une autre malvoyante signe un document illisible pour elle ; une, avec autisme, est hospitalisée alors qu'elle avait besoin de calme ; enfin une femme en fauteuil roulant se voit refuser un refuge, non accessible. « La violence commence là où l'intention manque. Quand la société détourne le regard, la violence progresse ! », souligne la tribune. Elle se déploie dans les refus, les absences, les maladresses, les angles morts. Dans ces moments où les structures censées protéger deviennent, faute d'accessibilité, des lieux d'exclusion.
Des outils pour prévenir, repérer et protéger
Face à ce constat, FDFA a décidé de combler un « vide historique » en développant des outils « appropriables, accessibles, utilisables » conçus par et pour les femmes en situation de handicap. Le « Handi'mètre » permet de mesurer, qualifier et mettre en mots les différentes formes de violences (psychologiques, administratives, institutionnelles, économiques, sexuelles) que subissent ces femmes avec des exemples concrets : « ton ou ta partenaire t'insulte, te dénigre, te dévalorise, t'humilie, par exemple, te répètes que tu n'es 'bonne à rien', une 'charge' ou une 'incapable' ». Un outil qui se veut « simple d'usage », permettant à chaque femme d'identifier ce qu'elle vit.
La « roue des violences » offre une vision claire et pédagogique de l'ensemble des violences possibles : un support essentiel pour les formations, les accompagnements, les interventions auprès du grand public. La frise chronologique retrace vingt ans de combats féministes et handi-féministes dans le temps long, rappelant les avancées mais aussi les angles morts de notre mémoire collective. Quant à la « Fleur de l'écoute », elle formalise les valeurs qui guident chaque échange : écoute active, bienveillance, empathie, confidentialité, inclusivité... Autant de garanties pour que chaque femme puisse, enfin, parler sans crainte ni jugement.
Un guide pratique pour outiller les femmes handicapées
Dans cette logique, FDFA a également publié en août 2025 un guide pratique intitulé « Que faire en cas de violences ? » (Violences : un guide pour outiller les femmes handicapées). Rédigé en Facile à lire et à comprendre (FALC) et pensé pour être accessible à toutes, il les aide à repérer des situations parfois difficiles à nommer : culpabilisation, infantilisation, décisions imposées, menaces de retirer de l'aide ou encore confiscation des outils numériques. Le guide rappelle notamment l'importance du consentement, décrit le lien de dépendance qui peut piéger les victimes et oriente vers les ressources existantes, dont la ligne nationale « Écoute violences femmes handicapées » (01 40 47 06 06). Un outil court mais essentiel, conçu pour passer de la prise de conscience à l'action.
Inclure toutes les femmes : un impératif collectif
Selon FDFA, « les avancées sociales et les combats pour les droits des femmes ont ouvert des brèches immenses. Mais ils laissent encore trop souvent de côté celles en situation de handicap ». « La question des femmes en situation de handicap n'est pas une revendication de plus : c'est une question de dignité, d'humanité et de responsabilité collective, complète sa directrice générale Soraya Almansa. Nous recevons près de 3 000 appels par an. 3 000 vies bouleversées. » « Une société se juge à la manière dont elle protège celles qui n'ont personne », martèle-t-elle. « Inclure les femmes handicapées ne complexifie pas la lutte contre les violences : cela la rend plus juste, cohérente, humaine. » Cela implique des lieux accessibles, des professionnels formés, des documents lisibles, des interprètes, mais aussi une participation active des femmes concernées aux décisions. « Nous n'appelons pas à une rupture brutale, mais à un élargissement du regard », plaide FDFA.
Quand les invisibles deviennent visibles, « tout le monde gagne »
Depuis vingt ans, FDFA observe la même réalité : dès qu'une femme en situation de handicap retrouve sa voix, c'est toute la société qui s'élève. « Quand une femme sourde est entendue, tout le monde gagne. Quand une femme en fauteuil peut fuir un danger, tout le monde gagne. Quand les plus invisibles deviennent visibles, tout le monde se relève », assure-t-elle. Une réalité qui rappelle combien la prise en compte des femmes handicapées demeure indispensable pour renforcer l'efficacité de la lutte contre toutes les formes de violences.
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